Dominique Colas, Professeur de sciences politiques à l’I.E.P. de Paris (président)
Annie Collovald, Professeur de sociologie à l’Université de Nantes (rapporteur)
Miguel Laparra, Professseur de sociologie à l’Université publique de Navarre (rapporteur)
Laura Lee Downs, Directrice d’études à l’EHESS
Serge Paugam, Directeur de recherche au CNRS (directeur de thèse)
Dominique Schnapper, Directrice d’études à l’EHESS
Thèse soutenue à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris
L’exclusion de la frange la plus démunie de leurs populations est l’une des questions sociales majeures auxquelles sont aujourd’hui confrontées les sociétés européennes. Ce problème fondamental menace la cohésion nationale et nous interpelle, en tant que citoyens et membres d’un corps social, sur les capacités d’intégration de nos sociétés.
Que pensent les personnes en situation défavorisée de la politique ? Y pensent-elles seulement ? À défaut, quel sens et quelles raisons donnent-elles à cette indifférence ? Dans le cas contraire, comment se manifeste cet intérêt et quels sont les facteurs et les motivations qui permettent de l’expliquer ? Telles sont les questions simples, centrales et récurrentes auxquelles cette recherche s’est efforcée d’apporter des réponses. Le choix de se poser ces questions, non pas à l’échelle d’une nation, mais dans une perspective comparative (France, Grande-Bretagne, Espagne), a permis, sur la base d’analyses statistiques secondaires (sources : Eurobaromètres cumulés), de mettre en évidence les mécanismes structurels qui conduisent les personnes en situation défavorisée à se détourner majoritairement du champ politique.
L’hétérogénéité des comportements politiques des personnes confrontées à des conditions matérielles d’existence précaires constitue un autre résultat statistique essentiel, souvent négligé par les interprétations simplistes données aux comportements politiques des catégories populaires. Décrire le rapport au politique des plus défavorisés sous le seul angle interprétatif du désintérêt et de la dépolitisation, c’est oublier un peu vite que certains s’intéressent à la politique, votent, expriment des opinions argumentées sur ce qu’ils attendent des hommes politiques et de l’État. Une enquête qualitative (qui s’appuie sur des entretiens approfondis que j’ai menés auprès de bénéficiaires du revenu minimum à Chartres, Oxford et Pampelune) a permis de procéder à une analyse compréhensive des logiques articulant le rapport au politique, en particulier le rôle de la socialisation, de la sociabilité, de l’expérience vécue de la pauvreté et de la dépendance. Une typologie des rapports au politique a ainsi été élaborée à l’issue d’un travail de va et vient entre construction théorique et analyse de discours ; elle vise à unifier l’analyse comparative du rapport au politique grâce à une typologie unique qui comporte quatre types : l’apathie, le mécontentement, la perplexité et la loyauté.
Le constat de la faiblesse du politique comme vecteur d’intégration des catégories les plus défavorisées m’a conduit à choisir le terme d’apathie politique pour désigner le rapport au politique dominant chez les personnes en situation défavorisée. Ce choix lexical ne fait aucunement référence à la psychopathologie mais se veut avant tout descriptif d’une façon d’être dans le champ politique. L’apathie se caractérise par une inaction politique qui concerne aussi bien les actes (vote, militantisme) que les idées (préférence partisane, implication dans les débats politiques actuels). Cet idéal-type associe une connaissance et une compréhension réduites du contexte politique et social à une vision indifférenciée des questions politiques, d’où sa prégnance parmi les plus jeunes, dépourvus d’expérience politique, et parmi les populations disposant d’un faible capital culturel. Cette apathie politique, où se mêlent indifférence et impuissance, fait écho à l’une des caractéristiques traditionnelles de la culture populaire à savoir le fatalisme.
Toutefois, si ce type est dominant parmi le matériau qualitatif étudié, il n’est pas exclusif. Des déviations existent ; des individus résistent aux effets démobilisateurs de leurs conditions d’existence. Ainsi, l’indignation, l’insatisfaction, le refus de se résigner, persistent parmi une partie de la population des bénéficiaires du revenu minimum et s’exprime dans le mécontentement. Le sentiment d’injustice est au cœur de ce rapport au politique : perception aiguë des inégalités sociales ; conviction que son niveau d’études ou son expérience professionnelle, son endurance à la tâche et son désir de travailler sont sous-évalués tant sur le marché du travail qu’aux yeux de la société ; sentiment de déchéance.
La perplexité apparaît comme un rapport au politique intelligible dans le cadre interprétatif du passage du XXe au XXIe siècle. De nouvelles thématiques émergent comme « la fin des idéologies », l’environnement, la mondialisation, le « choc des civilisations » auxquelles les personnes en situation défavorisée les plus éduquées sont sensibles. Leur réaction à ces évolutions sociétales, qui brouillent les repères habituels de compréhension, s’exprime à travers une remise en cause totale des affiliations et des clivages partisans.
Enfin, malgré la précarité de leurs conditions matérielles d’existence, certains individus – qui ont été politiquement socialisés au sein de leur famille ou dans le cadre professionnel – s’attachent à demeurer des citoyens à part entière, plaçant une partie de leur amour-propre dans cette loyauté politique qui résiste au malheur.